Entretien avec Arnaud Lanuque

 Police vs Syndicats du crime, Les polars et films de triades dans le cinéma de Hong Kong



Now (China ?) vs A Better Yesterday.
Si le titre du livre d'Arnaud Lanuque, Police vs Syndicats du crime, évoquera pour certains celui du film japonais de Kinji Fukasaku, la présence de CYF sur la couverture - signée Drélium, chapeau l'artiste - ne laisse pas de doute : ça va causer HK dans le texte. En un peu moins de 600 pages, une grosse partie du polar HK 80's et 90's défile sous nos yeux ébahis. Un peu d'historique pour cadrer la nouvelle vague, des chiffres et des infos concrètes pour appuyer la respectabilité du projet et hop, on embraye ! Le fun, la folie créative, l'opportunisme génial, le talent, le goût du risque, la vie, quoi, là croyez-moi on s'en paye une sacrée tranche ! Là-dedans, on trouve un passage franchement épique sur les triades et leur lien avec le septième art, un autre passionnant sur le genre du Heroic Bloodshed, d'autres carrément jouissifs sur le SDU et le Girl with Guns (arghl !), c'est bien simple, ça n'arrête pas. Le tout est émaillé de chroniques éparses, d'un ciment subjectif et faussement naif bienvenu, et surtout, surtout, d'une avalanche d'entretiens tous plus enthousiasmants les uns que les autres. S'ils caressent salement la fibre nostalgique - ça picote grave - ils émeuvent aussi son homme. Le témoignage du cascadeur Mark Houghton m'a fait rire comme celui du mainlander Hung Yan Yan pleurer. Ces gars-là ont beau être des des héros, on se dit qu'ils ont dû en sheder, des tears ! Les mots de Michael Wong filent la banane, ceux de Tamara Guo (Women on The Run, oh !) sont troublants etc etc : n'en jetez plus. Enfin, si, faut m'en renvoyer un exemplaire parce que dans çui-là, désormais y'a des pages collées.  

Last Hurrah for the 90's

— Tu vis à HK depuis combien de temps ?

Cela fait près de 5 ans maintenant que je vis à HK.

— La grosse richesse du livre : cette armada d’entretiens, souvent passionnants, que tu as pu obtenir. Combien de temps as-tu passé sur l'ouvrage ?

La collecte des interviews s’est étalée sur un environ 13 ans. L’écriture proprement dite a pris à peu près 3 ans. La recherche d’un éditeur motivé a également pris plusieurs années, si bien qu’il y a un petit décalage entre la sortie du livre et les derniers films traités qui datent de fin 2012/début 2013. 

Le travail me semble titanesque. Tous ces artistes se sont-ils exprimés facilement ? As-tu eu des accès directs ou par le truchement de… ? Est-ce Confidentiel Défense ?

Dans l’ensemble, la plupart d’entre eux sont assez accessibles. Evidemment, c’est mieux si vous êtes recommandés par quelqu’un qu’ils connaissent. Comme ça a été une entreprise de longue haleine, j’ai pu me constituer un carnet d’adresse plutôt intéressant. Ceci étant, certains n’ont pas été faciles à avoir. Michael Wong, par exemple, m’a pris quelque chose comme 3 ans. A chaque fois, il me disait ok pour l’interview, qu’il allait me rappeler pour convenir d’une date précise et il ne le faisait jamais. Au final, ça c’est fait par le biais d’une connaissance commune mais avec à peine une heure de battement et alors que je n’avais pas les questions de l’interview le concernant avec moi ! J’ai dû le reconstituer de mémoire en catastrophe. Heureusement, l’interview s’est finalement très bien passée. Il y en a d’autres que j’ai essayé d’avoir à de multiples reprises mais soit ils ne donnaient simplement pas suite à mes demandes (Kirk Wong) soit ils étaient trop occupés sur des films (John Woo). Et puis parfois, il y a ceux qu’on traque pendant des années, dont on finit par avoir le contact mais qui refusent tout simplement de faire des interviews. Inutile de dire que c’est assez rageant. Ou plus triste encore, qui décèdent au moment où on obtient l’information (Ivan Lai). Mais, une fois qu’on les a devant soi et qu’ils comprennent qu’on s’intéresse sérieusement à leur carrière, ça se passe généralement très bien.

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Cher Gordon : d'où vient ce penchant de Dante Lam pour les gros calibres exactement ? Et vous-même ?... 

— Ta large connaissance des œuvres phares, mais aussi des pépites un peu underground que les aficionados se conseillent et se partagent souvent, clin d’œil à l’appui - Fatal Termination, au hasard - t’ont a priori permis d’agencer ton livre en fonction. Justement, cet aspect fan des choses, complètement subjectif, t'a-t-il aidé ou plutôt freiné pour t'organiser, le mettre en page ?  

Un des buts du livre était justement de faire justice à la production cinématographique hongkongaise dans sa diversité. Je ne voulais pas me contenter de marcher sur les sentiers battus du genre et ne parler que de John Woo et autres Johnnie To. Evoquer donc d’autres films importants au sein du genre mais méconnus en France (comme Man on the Brink ou Coolie Killer par exemple) était donc très important pour moi. Dans le même temps, ce qui a fait la richesse du cinéma de Hong Kong, c’est aussi ce foisonnement de séries B. Des films à moyen budget qui tentaient de rivaliser avec les œuvres des maîtres du genre via une débauche d’action ou des idées un peu folles. Il me semblait important d’en parler et de les mettre en valeur également.

Pour l’organisation pratique du livre, j’ai très rapidement opté pour une classification par grands sous-genres. Certains chapitres allaient de soi comme celui sur l’Heroic Bloodshed ou le SDU. Certains sont le produit d’un processus d’écriture. La romance criminelle par exemple n’était pas prévue à l’origine mais s’est imposée à la fin de l’écriture du chapitre consacré à l’Heroic Bloodshed. Je me suis également pas mal interrogé sur la manière dont je devais organiser chaque chapitre, si je devais avoir une structure fixe appliquée à chacun ou si je devais individualiser à chaque fois selon ce que j’avais à dire. J’ai finalement opté pour la seconde option mais encore aujourd’hui, je m’interroge si c’était bien la meilleure chose à faire.

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— Tranche de vie : tes avis, ta vision. D’aucuns pourraient trouver cela dérangeant. Pas moi : le témoignage est palpable, dès lors on n’est pas dans le dictionnaire – je déteste ça, ça fait « stèle » je trouve. On encense comme on enterre. As-tu toutefois un peu freiné tes points de vue sur ce large panel de sujets évoqués dans ce livre ?

Non. Mais peut-être que j’aurais dû ? (rires) Plus sérieusement, il faut forcément avoir un point de vue pour écrire un livre de ce type. Comme tu dis, ce n’est pas un dictionnaire. Chacun est libre d’arriver à la même conclusion que moi ou, au contraire, penser de manière complétement différente. Cela nourrira le débat autour de ces films et des personnes derrière leur création et contribuera à les faire connaitre, ce qui est toujours positif.   

— Je t’en veux : sur les conseils de mon psy, j’essaye difficilement de m’extraire du passé, et toi, avec ton bouquin, tu me replonges le nez dedans ! C’est malin, j’ai envie de tout revoir ! Même de découvrir quelques perles que j'ai honteusement ratées.

Tant mieux si c’est le résultat que produit la lecture du livre !

— Les entretiens ne sont pas datés. Est-ce pour souligner le côté intemporel de ce cinéma-là ?

On va dire que oui ! En pratique, je pense surtout que c’est quelque chose qui est passé à travers les relectures et corrections…

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Cher Teddy : ok, on va causer Downtown Torpedoes et Purple Storm sans évoquer ni Mission : Impossible, ni Shiri, j'ai rétréci la Corée.

— Crois-tu que nous retournerons dans ce HK des 80-90’s comme beaucoup aiment à s’imaginer les fantasmées années 20 américaines ? Rétrocession, prohibition : même combat ? Penses-tu que de grands cinéastes feront à leur tour des films sur le HK des 90’s ? Un jeu de rôle dédié, même, pourquoi pas ?

Question cinéma, c’était clairement une période bénie pour Hong Kong ! Et oui, il pouvait y avoir un côté brutal dans l’industrie à l’époque via la présence des triades. C’est un sujet délicat. D’un côté, ça donnait lieu à de nombreux dérapages mais, d’un autre côté, l’argent de la pègre a permis la production de multiples films dont certains sont aujourd’hui de véritables classiques. De manière générale, le show business a toujours attiré la pègre et HK ne fait pas exception. Hollywood a également connu ce genre de situation à multiple reprise. Mais la rétrocession n’est pas directement liée à ces rapports. A partir du moment où l’industrie a commencé à décliner et que l’argent facile n’était plus garanti, les rats ont quitté le navire.   

Ça viendra forcément un jour. The Sleep Curse de Herman Yau, sorti le mois dernier à HK, est situé dans les années 90 par exemple, même si ça n’apporte fondamentalement pas grand-chose au récit. Dans les années 90, il y avait eu une vague nostalgique par rapport au Hong Kong des années 60. Logiquement, la vague nostalgique envers les années 90 devrait donc frapper la ville durant la décennie 2020 !

Des jeux de rôles dédiés, j’ai le souvenir qu’il y en a déjà eu. Si cela donne envie à d’autres créateurs de JDR d’explorer cet univers, ce sera tant mieux. Je note quand même qu’il y a déjà des résultats de cette influence comme la série de livre les Chroniques de l’Etrange de Romain d’Huissier, qui est lui-même quelqu’un évoluant dans le monde du JDR.

— De tant en savoir, de dépiauter l’envers du décors, cela ne casse-t-il pas un peu la magie HK ? Le racisme, le dur lot des cascadeurs, l’égocentrisme des stars, les filouteries qui accompagnent les créations, l’intrusion des triades : l’exotisme en prend-il un coup ?

J’ai toujours fait la part des choses entre films et réalité donc ça ne me pose pas de problème personnellement. Je suppose que certaines informations risquent de décevoir certains fans par rapport à la manière dont ils voient leurs idoles.

L’exotisme en prend probablement un coup mais c’est également très intéressant. Les personnes impliquées dans l’industrie, acteurs, réalisateurs ou autre, sont des gens normaux avec leurs forces et faiblesses. On tend probablement à l’oublier quand on voit uniquement leur coté super héroïque tel que mis en avant dans les films. Mais c’est inévitable qu’il y ait des coups bas en tout genre, tout comme il y a également des belles histoires d’entraides et de générosité. Il y a beaucoup de rumeurs qui tournent autour du cinéma de Hong Kong. Certains sur internet ou même dans des magazines ont contribué à en colporter. J’espère que les interventions des différentes personnes interviewées pour le livre et certains de mes propres éclaircissements aideront les lecteurs à se faire une idée plus juste de ce qu’est l’industrie cinématographique hongkongaise.   

— Par contre, on ne trouve pas de chapitre consacré à la Cat III : parce que ça a déjà été fait ?

Ca me semblait surtout hors-sujet. La cat III est fondée avant tout sur le sexe et la violence. Le coté policier y est accessoire. Ceci étant certains des films évoqués ont été catégorisés III puisque un des critères tient à la description considérée comme trop authentique des pratiquesdes triades.

  
                              
Cher Godfrey : ne trouvez-vous pas que le polar HK manque cruellement de ninjas ?

— J’aurais aimé un (long) chapitre sur les connexions américaines, ce copiage qui a un peu succédé aux délires italiens d’antan. Même coréennes, ainsi que la concurrence du ciné  de tatanes thailandais. Tu vas me dires : « just do it, man ! », mais ne crois-tu pas que ça justifierait un sujet ? Le piratage de masse a-t-il flingué tout ça, quoi qu'il en soit ? 

C’est un excellent sujet mais qui mériterait probablement son propre ouvrage.

Le piratage a été une des causes du déclin de l’industrie cinématographique hongkongaise mais pas la seule. Comme souvent, c’est une combinaison d’éléments : piratage, exode des talents, lassitude du public, augmentation des prix des tickets de cinéma, concurrence Hollywoodienne et régionale (Corée, Thaïlande…). C’était probablement plus facile pour les cinéastes HK « d’emprunter » des idées à leurs collègues étrangers sans que cela se remarque trop du grand public à l’époque. Maintenant, cela serait immédiatement commenté en long, en large et en travers sur internet.

— Trouve-t-on d’après toi une nouvelle génération intéressée par ce cinéma-là ?

En terme de spectateurs ? Hélas, ce n’est pas l’impression que j’en ai. Curieusement, alors que nombre de ces films jusqu’ici difficilement accessibles sont maintenant aisément trouvables, j’ai l’impression que le grand public perd en curiosité et préfère aller voir en masse les blockbusters Américains. Et ça, que ce soit en France ou à Hong Kong. Je pense qu’il y aura toujours des aventuriers cinéphages/cinéphiles qui seront motivés à découvrir davantage ce cinéma mais cela demeurera toujours une niche. Pour le meilleur et pour le pire !

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Cher Ronny : n'auriez-vous pas, par hasard, accepté de tourner un épisode de Chucky en pensant qu'on vous proposait un biopic sur Shu Qi ?

— Ringo Lam prône le retour des cascadeurs et du savoir faire HK (source: jeséplu) : qu’en penses-tu ?

Ringo a l’air d’avoir mis un peu d’eau dans son vin depuis. En tout cas, c’est l’impression qu’il m’a fait au moment de la sortie de son Sky On Fire. Evidemment, je suis pour un retour de Hong Kong sur le devant de la scène cinématographique mondiale. Mais, en pratique, on n’en prend pas le chemin. La chine digère lentement mais surement HK à tous les niveaux. Faire des films policiers tendance action nécessite de l’argent et il vient de plus en plus de chine. En outre, les jeunes Hong Kongais ne sont pas forcément très motivés à jouer les cascadeurs. Et peut-on les blâmer ? Pourquoi faire un job mal payé pour lequel on met sa santé physique en danger alors qu’il y a plein d’autres opportunités plus faciles en ville ? A cela s’ajoute la disparition de certaines écoles comme celles de l’opéra de Pékin et le peu d’opportunités d’acquérir le savoir-faire vu la diminution de ce type de productions aussi bien au cinéma qu’à la télévision qui ne permettent pas aux jeunes d’apprendre et d’améliorer leurs compétences.

Donc, militer pour le retour du savoir-faire HK, oui, bien sûr, mais, dans la pratique, c’est une dynamique très difficile à initier.

— Toi qui est là-bas, saurais-tu me dire brièvement ce qui a changé pour un local depuis 1997, et ce qui, toujours pour un local, va changer après 2047 ? Ou bien peut-être que 2047 n'est qu'une illusion d'optique, que tout est déjà plié ?...

Ta question n'est pas évidente. Pour ce que je peux en dire, il n'y avait pas eu trop de changements de ressentis après 1997. Mais a partir de 2002 je crois, les gens ont commencé a ressentir davantage l'influence du mainland et s'en inquiéter. C'est un peu naïf mais je crois qu'ils espéraient que les choses resteraient vraiment telles quelles jusqu'en 2047. 2047 est vu comme une fatalité. Ils savent qu'ils ne peuvent pas grand chose contre la Chine mais essayent de jouer la montre en espérant qu'un changement se produira a la tête du pays. C'est un mélange de resignation, de pragmatisme et d'un (léger) espoir. Depuis Occupy Central (Révolution des parapluies), la déconnection entre les dirigeants et la jeunesse est de plus en plus importante. Et on sent que les choses pourraient facilement dégénérer avec une étincelle. C'est une drôle de situation : un gouvernement et des élites qui poussent la ville dans une direction que la majorité de ses habitants ne veut pas.

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* Page FB du livre : https://www.facebook.com/policevssyndicatducrime/
* Livre disponible chez les Editions GOPE : http://www.gope-editions.fr/police-vs-syndicats-du-crime.php

date
  • juin 2017
crédits
Interviews