Encore un cru de qualité pour une année Naruse exceptionnelle : 1960
Courant d'un soir est la belle alchimie stylistique de deux cinéastes importants. D’un côté, un cinéma enlevé, tout de suite sympathique et aux multiples personnages de Kawashima Yuzo, de l’autre, l’amour impossible, le mélodrame si cher d’un Naruse alors au sommet de son art depuis dix ans. Mais le plus intéressant dans ce pur film choral, c’est bien de savoir qui a fait quoi. D’un côté comme de l’autre, deux pattes très visibles. On pense à Kawashima, cinéaste de la Nouvelle vague qu’on cite très peu mais qui a fait ce qu’Imamura refera par exemple avec brio, c'est-à-dire créer une narration autour de nombreux personnages, égaux en consistance, en importance. Et cette approche décalée presque hilarante, notamment à travers ce portrait de geishas alcooliques impertinentes et modernes, on le doit bien au cinéaste du Paradis de Suzaki. Mais Naruse, lui aussi, a prouvé qu’il pouvait être épatant dans le registre de la comédie dramatique avec Filles, épouses et une mère la même année même si on ne peut pas dire que le genre occupe une place de choix dans sa filmographie. Allez savoir aussi qui a eu l’idée de morceler quatre histoires différentes et d’en lier certaines entre elles. Et l’ombre de Naruse, grand cinéaste de la femme, plane évidemment tout du long.
Pour en revenir à la structure du film, on trouve d’abord une patronne de maison de geishas, amoureuse d’un cuisinier revenu infirme de la guerre, mais manque de chance, une des employées en pince également pour lui. Mais aussi Nozaki, un homme incapable d’oublier son ex-femme, Masae, qu’il trompa lors d’un séjour en hôpital psychiatrique, ou encore les nombreuses visites d’un homme d’affaires à la maison des geishas tenue par la même patronne plus haut. L’occasion pour les deux cinéastes d’évoquer la situation du pays en filigrane, à travers des situations cocasses et épicées où se confondent rires aux éclats et larmes de tristesse. Après l’occupation américaine, l’heure est à la démocratisation de nouveaux termes et expressions, révolution culturelle. Ainsi, on ne parle plus de « maison de geishas », trop old fashioned, on apprend l’anglais (mais comment dire sauce soja ?), les geishas font la fête et vont à la piscine dans leur maillot de bain à poitrine gonflable. Ca picole un max. Pour la montée en puissance du rock ‘n’ roll ou du twist, on se tournera vers Masumura Yasuzo et ses Femmes de champions réalisé deux ans plus tôt, et déjà superbe de modernité et de regard pertinent et amusé sur les bouleversements sociaux du pays.
« Etre geisha c’est génial ! Il suffit juste de s’asseoir pour gagner de l’argent. »
Mais derrière cette apparente joie, l’ombre du doute, du lendemain incertain. Tandis que la jeune geisha Shinobu veut prouver tout son talent, l’autre pense au suicide. Ou comment une rivalité amoureuse peut bouleverser une vie. Les deux cinéastes évoquent ainsi le pays en reconstruction, aussi bien sur le plan matériel que des mœurs. Cependant l’homme est toujours le briseur de cœur, l’égoïste, celui qui n’arrive pas à faire un choix : le cuisinier infirme face à ses deux prétendantes qui préfèrera fuir pour Kobe plutôt que de choisir une des deux femmes. Ou encore la belle Masae que se disputent son ami actuel et son ex-mari qui préfèrent que ce soit elle qui choisisse. L’issue de leur relation aboutira au cours d’une séquence proprement inattendue, très sombre et très drôle. Deux pôles différents se rejoignent donc pour un résultat qui ne surprendra pas le spectateur attentif au Naruse de l’année 1960, grands crus gorgés de soleil, et au cinéma énergique de Kawashima. Petite pépite pleine d’amour, de joie, de mélancolie et d’amertume, on tient là un divertissement de grande qualité.
Les maisons de plaisir dans les années 1960
Un film assez déconcertant, coréalisé par Naruse. La trame narrative est assez lâche : on suit un grand nombre de personnages féminins, travaillant ou associés à une maison de plaisirs et qui ne se distinguent les uns des autres que petit à petit. Le cadre rappelle évidemment les multiples films de Mizoguchi et tant d'autres (dont Naruse) sur la vie intime des foyers de geishas mais l'originalité du film est de montrer ce cadre transformé par la richesse et l'évolution des moeurs induites par le boom économique des années 1950. Le début est étonnant : nos petites geishas vont à la piscine, se baladent en décapotables, boivent beaucoup ( comme leurs prédécesseures) mais sont singulièrement moins soumises à leurs clients ou à la maîtresse de maison. Un technicolor brillant, avec couleurs flamboyantes, rend encore plus sensible ce changement d'époque.
Pour autant, le film ne tient pas toutes ses promesses. La faute à un scénario qui prend son temps et ne sait pas suffisamment dégager les deux ou trois thèmes qui auraient dû dominer cet film choral: on a ici l'impression que toutes les histoires relèvent de l'arrière plan. Pourtant, la compétition de la mère et de la fille pour le cuisinier invalide de guerre ou celle du raté et du beau jeune homme pour l'épouse du premier cité (qui se termine en un drame aussi brusque qu'inattendu) auraient mérité meilleur sort.