Un superbe portrait d'un homme pressé
Ce beau film d'Imamura intervient après le succès festivalier et critique de L'anguille, petite merveille sur un homme qui tente de retrouver une place dans la société, agrémentée de touches oniriques qui lui donnaient une toute autre dimension que celle d'une simple chronique. Avec Kanzo Sensei, Imamura signe un portrait d'un homme pressé en plein combat contre le corps médical militaire et ses diagnostiques hâtifs durant la seconde guerre mondiale, peu avant le désastre de la bombe atomique larguée sur Hiroshima et Nagasaki. De tristes évènements qui ne seront évoqués par Imamura que par un plan final d'une beauté surréaliste, digne d'une toile de maître. Pourtant, Imamura souligne par son ironie légère et sa caricature toute sauf agressive les maladresses de l'armée japonaise, bornée à donner des coups et à apprendre aux grand-mères à se défendre à coups de fusils baïonnettes. Mais bien plus qu'une critique de l'armée, Kanzo Sensei est un petit miracle de bonne humeur et de fraîcheur absolue incarnée par les vas et viens du docteur Akagi Fuu, incarnée aussi par la fougue de la belle Aso Kumiko offrant à son personnage de putain une dimension bien plus grande que ce que ne peut laisser penser la "profession", et la galerie croustillante de personnages allant du morphinomane, à l'obsédé sexuel ivre, au médecin militaire borné et au fugitif hollandais sont tout autant admirables que creusés. Le film d'Imamura est aussi un vrai plaidoyer contre l'obstination et la misère humaine, le docteur Akagi faisant office d'ange venu du ciel lorsque les problèmes affluent, mais cet ange possède aussi sa folie, cette envie de découvrir le remède miracle contre la bactérie responsable des crises de foie, imagée entre autre par l'idée farfelue du docteur de proposer à un malade en phase terminale d'accélérer son futur enterrement pour pouvoir récupérer son foie : voilà une belle preuve d'un humour tranchant, auréolé par la présence de belles séquences oniriques qui nous prouvent que nous sommes bien en présence d'un Imamura, comme lorsque Akagi déchire la lettre de son fils mort à la guerre et que des milliers de confétis retombent alors sur lui ou bien lors de cette merveilleuse séquence onirique avec la baleine en fin de métrage rappelant la plongée aquatique de Yakusho Koji dans L'anguille. Très penché sur le sexe (le personnage de Sonoko incarne le sexe naïf à lui seul, la mère de Masuyo faisant appel à cette même "putain" pour dépuceler son fils car on dit qu'à la guerre les puceaux attirent les balles, l'obsédé sexuel, la masturbation "involontaire" sur le hollandais, Sonoko franchement nue en fin de métrage, etc...), pas avare en séquences admirables d'humour (le dernier souffle du père de Sonoko entre autre), d'une propreté visuelle rappelant combien Imamura est un grand plasticien, Kanzo Sensei est une bouffée d'air frais, qui sous ses airs de comédie guillerette cache un véritable message que l'on devinera par ses excès de violence et son plan final, on le redit, surprenant.
Léger et plein de sagesse
De toute façon le sexe est la seule chose qui intérèsse Imamura. Parce qu'au début de Kanzo Sensei les avions américains font un raid contre le Japon et je vous laisse deviner ce que font ses personnages pendant ce temps. Et on croise également dans le film un vieillard aussi asoiffé de sexe que de de saké (et il boit beaucoup de saké...). Parce que meme en temps de guerre les personnages d'Imamura n'ont pas oublié la signification du mot bon vivant, il savent meme la signification du mot vivre tout court. Le Docteur Akagi lui-meme ne manque pas de le rappeler lorsqu'il observe les microbes au microscope. Et Aso Kumiko de s'ajouter aux incarnations de la femme chez Imamura chez qui l'énergie sexuelle est la plus pure expression de l'énergie vitale. Imamura aime d'ailleurs tellement les prostituées qu'il fréquentait souvent dans le Japon de l'immédiat après-guerre qu'il offre à Sonoko une forme de rédemption humaniste au service d'Akagi et meme une certaine noblesse lorsqu'elle défend avec fougue la maison où se trouve un prisonnier de guerre hollandais en fuite contre l'armée japonaise (superbe Jacques Gamblin). Belle illustration de ce que disait ce dernier avec une belle naiveté: "Les femmes japonaises sont tendres et courageuses.". Sonoko dira d'ailleurs etre prete à se sacrifier pour le Docteur Akagi. Mais Kanzo Sensei est aussi un tableau féroce du Japon de l'immédiat avant-Hiroshima. Et à l'image d'Akagi recevant le prisonnier à bras ouverts, Imamura se tourne vers l'Occident en offrant des moments burlesques dignes de Tati -les courses effrénées d'Akagi, l'entrainement des femmes au maniement du sabre- et utilise l'arme humoristique pour ridiculiser la cruauté des soldats japonais. Mais la dénonciation se fait aussi au travers de scènes plus dramatiques -l'attaque de la maison déjà mentionnée, les scènes de torture-, bref Imamura est toujours le cinéaste de la Nouvelle Vague japonaise des années 60 qui n'hésitait pas à renvoyer au Japon un miroir reflétant sa face noire, faisant découvrir à l'humaniste Akagi les exactions de l'armée japonaise en Mandchourie et montrant lors d'une séquence saisissante Akagi se réveiller d'un cauchemar où il voyait son fils défunt faire des expériences sur un etre vivant. Sans parler de la souffrance d'Akagi passant de scientifique reconnu à prisonnier torturé pour avoir voulu essayer de sauver des vies humaines. On peut ajouter que le film est mis en scène avec une belle rigueur classique et que le coré guilleret du score jazzy rend l'horreur de ce qui est dénoncé encore plus terrible. Peu après le triomphe cannois de l'Anguille, Kanzo Sensei rassurait: les récompenses n'avaient en rien altéré la hargne d'Imamura et encore moins son talent. Et il se permettait meme un beau final surréaliste sur Hiroshima.
Cours, Akagi Fuu, Cours !
Le Docteur Akagi court. Il court à travers la ville, habillé de blanc un joli chapeau sur le crane et sa mallette à la main, une folle course
contre-la-montre, un défi fou qu'il s'est lui-même lancé : éviter à lui seul une terrible épidémie de crise de foie qui pourrait ravager un Japon
déjà bien mal en point puisqu'à la veille de sa capitulation face aux amerloques. Un élan de foi (merci le jeu de mot stupide …) patriotique
en quelque sorte, qui ne peut être que salué ; tout juste pourrions-nous suggérer à ce brave médecin la bicyclette ?
Trêve de plaisanterie, Imamura compare ici le patriotisme utile et humaniste de Akagi au patriotisme brutal et imbécile de l'armée, qu'il
tourne en dérision avec un humour d'une férocité absolue (comment ne pas éclater de rire en voyant un officier engueuler une vieille de 80
ans enrôlée de force, qui n'a pas réussi à planter un fétus de paille avec une baïonnette et qui est pour cela condamnée à faire 2 fois le tour
du camp en courant!!). Et, sans en avoir l'air, établit une description de la mentalité de son pays drôle et juste à la fois. A commencer par
l'obstination de ses compatriotes, qui, " même s'ils savent qu'ils seront battus, ne renonceront jamais ! ". Cela vaut pour le combat du Doc' comme pour
la résistance des armées nippones devant le rouleau à compresseur US. Imamura aborde également le thème du sexe et de la prostitution,
n'hésitant pas à parodier une scène de L' Empire des Sens, sur un ton général assez coquin…
Concernant la mise en scène et l'ambiance du film, François les a décrit comme plutôt fixes, ce que je ne peux m'empêcher de contester
quelque peu. Evidemment, c'est pas du John Woo, mais pour un film d'un vieux Monsieur bipalmé (1983 et 1997) frôlant la soixante-dizaine,
force est de constater que la mise en scène est vive et légère, que la musique façon jazz est quasi-omniprésente et que l'humour fonctionne
assez souvent. Bref c'est efficace et pas ennuyeux du tout. Je suis par contre d'accord avec lui sur cette fin… surprenante ! Arriver à nous
faire gober qu'on peut rire devant une explosion nucléaire, c'est très fort.
Imamura toujours aussi humain et dur dans son regard sur le monde et la société japonaise : prenant et original
Kanzo Sensei est un film typiquement japonais dans sa mise en scène, et typiquement Imamurien dans son contenu. Comme dans beaucoup de films japonais, les plans sont plutôt fixes, il y a peu de mouvements de caméras, et la musique n'est utilisée qu'avec sobriété. Imamura n'est pas un cinéaste du mouvement. C'est plutôt un cinéaste de l'humain. Je n'ai vu que ses deux derniers films (L'Anguille et celui-ci), et on y trouve beaucoup de points communs. Imamura s'intéresse surtout à ses personnages. Tout comme dans L'Anguille, on trouve un personnage central entouré d'un petit groupe d'amis plus ou moins bizarres (plutôt plus...).
Le professeur Akagi est au centre du récit, et est inspiré d'un personnage réel. Le film est centré sur la foi de ce personnage pour son métier, et surtout pour son envie de comprendre ce mystérieux mal du foie dont souffrent tous ses patients. Autour de lui, on trouve dans l'ordre une servante délurée (qui veut attraper une baleine pour montrer son amour au Dr Akagi), un Bonze très porté sur la boisson et le sexe, un chirurgien toxico et un prisonnier hollandais. Ce dernier est interprété par Jacques Gamblin, qui est français, et qui a donc joué un hollandais qui parle en allemand !
Ce qui frappe dans les films d'Imamura, c'est la petite touche d'humour au milieu d'un propos plutôt grave. C'est de l'humour tout à fait oriental, c'est à dire rarement léger, mais sans atteindre le niveau d'un Christian Clavier (pas évident, il faut dire). Un autre aspect intéressant est l'approche du Japon pendant la guerre, avec notamment l'évocation des agissements de certains médecins militaires japonais. Imamura n'est pas toujours tendre avec son propre pays.
Il faut aussi parler de la dernière scène, qui apporte un peu de poésie et de surréalisme à un récit plutôt réaliste jusqu'alors. C'est le fils d'Imamura qui a écrit et rajouté cette scène plutôt... surprenante. Elle a été utilisée comme extrait du film dans plusieurs émission de télévision, et ce choix paraît peu judicieux tant elle est peu représentative du film.
Terminons par le réalisateur, grande figure du cinéma mais pourtant peu reconnu dans son propre pays. Imamura est l'un des seuls réalisateurs a avoir reçu deux Palmes d'Or à Cannes, et continue depuis maintenant 40 ans de porter un regard très humain sur son pays. Ce qu'il fait à nouveau avec Kanzo Senseï, et avec succès.