Brazil
Sur la forme,
Vivre dans la peur n'est pas le plus excitant des Kurosawa. Malgré un noir et blanc une fois de plus magnifique, malgré un Toshiro Mifune méconnaissable incarnant un vieux paranoiaque traumatisé par la bombe atomique, l'intrigue s'avère trop limitée et parfois confuse, de sorte qu'elle semble se répéter, tourner en rond, ne pas avancer. Cette idée fixe du départ pour le Brésil afin d'échapper à une menace nucléaire imminente se focalise uniquement sur les palabres interfamiliaux, sur les vaines tentatives de persuation et de médiation pour régler ce conflit pour le moins insolite ; beaucoup de paroles, peu d'actes.
Sur le fond,
Vivre dans la peur est emblématique d'une période de l'Histoire contemporaine marquée par la guerre des idéologies qui a fait tant de victimes. Vivre avec le souvenir de l'explosion atomique de Hiroshima est une sensation terrible et très bien exprimée lorsque, par exemple, le patriarche se jette à terre tremblant de tous ses membres à l'occasion d'un violent orage ponctué d'éclairs. Vivre avec la peur que cela se reproduise est une autre conséquence bien plus pernicieuse, alimentée par la guerre froide et par ce sentiment flippant qu'à chaque instant la Terre peut être rayée de la carte de l'Univers. Cette question nous concerne tous encore aujourd'hui, même si la menace s'est éloignée avec la chute du bloc soviétique.
Les 2 plans finaux sont véritablement inoubliables et sauvent en quelque sorte le film de sa limite thématique :
- La confusion entre le Soleil et une Terre observée depuis l'espace qui serait en train de brûler du fait de la folie des hommes
- La disparition du vieux médiateur dans les couloirs en pente de l'hôpital, remplacé par une jeune femme et son enfant, symbole d'une nouvelle génération qui ne devra pas oublier cette menace apocalyptique et offrir un monde viable à l'espèce humaine
Un film paradoxal donc, qui restera définitivement dans un coin de l'esprit malgré ses défauts.
Sans issue.
Vivre dans la peur intervient durant une période faste du cinéaste venant d'enchaîner à la suite Rashomon, The Idiot, Vivre et Les Sept Samouraïs, quatre chefs d'oeuvre intemporels du cinéma classique japonais, ni plus ni moins. C'est peut-être pour ça que Vivre dans la peur fait office de vilain petit canard malgré des qualités évidentes aussi bien fondamentales que formelles.
Le thème de la bombe nucléaire est peu employé chez Kurosawa. Dans ses films les plus populaires (en mettant de côté ses premiers films de commande à tendance propagande), jamais cette étape de l'histoire n'a été abordée par le cinéaste, qui finira par y revenir 36 ans plus tard avec le nostalgique Rhapsodie en août. Ici, nous sommes en présence de Kiichi Nakajima, un industriel devenu paranoïaque des suites des horreurs que causa la bombe atomique. Perturbé par les menaces atomiques potentielles, ce dernier décide de tout plaquer (vente de son entreprise, etc...) pour s'exiler avec sa famille à Sao Paulo, terre qu'il considère comme totalement intouchable. Jugé irresponsable par sa famille, Kiichi est traîné devant les tribunaux. C'est ainsi que Vivre dans la peur débute. Il n'aura pas fallut longtemps pour que le climat de stress constant s'empare de la famille Nakajima suite aux excès comportementaux du "père" de famille. Complètement dépassé par les évènements, limite proche du vieillard typique particulièrement irritant à la longue, Kiichi représente comme une sorte de condensé de toutes les peurs réunies, de toutes les phobies existantes.
Comme le titre l'indique, il vit dans la peur. Il sent cette peur, cette menace absolue qui plane au-dessus et dans sa tête. Car à y repenser, Kiichi est tout simplement paranoïaque, malade et ce ne sont pas les efforts fournis par sa famille qui arriveront à changer son comportement. Pour cela, Mifune Toshirô s'accapare le rôle à merveille malgré un comportement pas souvent très crédible car trop surjoué. Notons toutefois un réel effort de présentation, nécessitant un changement aussi bien physique (traits plus marqués, clichés du vieillard) que mental, même si de ce côté Mifune en fait un poil trop. Qu'importe, Kurosawa ne s'axe pas uniquement sur son acteur fétiche, bien au contraire, il filme ce quotidien d'une famille et d'un groupe d'ouvriers obligés d'encaisser les caprices de Kiichi. On y verra alors de véritables querelles aussi bien au sein de la famille que dans les tribunaux ou le village, d'où cette peur permanente qui rend l'atmosphère électrique. Kurosawa introduit d'ailleurs son oeuvre avec des plans quasi aériens sur un carrefour où se croise un monde pas possible, déclenchant ainsi ce sentiment de peur panique à cause du monde dans les rues. Kiichi est peut-être agoraphobe qui sait?
L'oeuvre est construite d'une manière bien précise. Elle débute avec le docteur Harada (interprété par Shimura Takashi), continue avec la présentation de la famille Nakajima aussi bien devant les tribunaux que dans la demeure familiale, poursuit ensuite sur le portrait de Kiichi, illustre son tableau avec les ouvriers pour ensuite basculer vers le cycle inverse en dépeignant un nouveau portrait de Kiichi (cette fois-ci complètement largué) et en revenant sur le docteur Harada (que l'on voit finalement peu de fois) dans un plan final témoignant de l'incapacité totale des protagonistes de sauver Kiichi, enfermé dans un hôpital psychiatrique des suites de l'incendie de sa propre entreprise, prétexte dit-il pour "sauver" les siens et les obliger à partir au Brésil avec lui. Ce climat d'alerte fait froid dans le dos même si les chances de revoir le Japon attaqué par la bombe atomique sont inexistantes. Simplement lorsque cette idée parcourt un esprit perturbé, il est difficile de s'en détacher. Kiichi est alors irrécupérable car il "vit dans la peur", à l'image de Monseigneur dans Ran.
Après Les Sept Samouraïs, épique et carrément hallucinant dans sa mise en scène, Kurosawa respire un grand coup avec Vivre dans la peur préférant le plan fixe à tout autre cadrage plus nerveux, loin, très loin de la furie de ses précédentes réalisations. Ici les cadres sont choisis avec justesse sans pour autant chercher l'artifice, ce n'est pas le but. Le but réside dans la variété des cadrages, serrés sur le visage effrayé de Mifune ou larges pour évoquer les mouvements de panique notamment au niveau des prises de bec entre Kiichi et son fils Jiro (interprété par le génial Chiaki Minoru). Gros travail sur la lumière (une habitude chez le cinéaste depuis L'ange ivre), musique inspirée de Hayasaka Fumio, Vivre dans la peur demeure pourtant l'un des films mineures du sensei pour la simple est bonne raison que l'on a vu et que l'on verra bien mieux. A voir tout de même par curiosité, les fans de Kurosawa Akira ne seront finalement pas si dépaysés que ça. A noter le clin d'oeil de Coppola au look de Kiichi, qui sera repris à l'identique dans Bram Stoker's Dracula pour le personnage de Renfield, l'aliéné mangeur d'insectes.
Esthétique : 3.25/5 - Travail intéressant sur la lumière, mise en scène stricte et précise.
Musique : 3.5/5 - Bien que particulièrement absente, la musique de Hayasaka impressionne.
Interprétation : 4/5 - Mifune oscille entre l'excellent et le peu crédible. La famille Nakajima s'avère exempt de reproches.
Scénario : 3/5 - Un thème intéressant, évoquant la peur de la menace atomique.
Chaos
Juste avant Vivre dans la peur, Kurosawa a connu une période créatrice exceptionnelle comprise entre l'accomplissement artistique/détonateur de son explosion mondiale Rashomon et le nouveau sommet les 7 Samourais. De fait, en tant que Kurosawa mineur, il est déjà plus plaisant à regarder qu'un Duel Silencieux vu qu'il correspond à une période où il avait nettement progressé artistiquement.
La mise en scène de la scène d'ouverture confirme le talent désormais sûr du cinéaste pour les entrées en matière mémorables. En utilisant de façon récurrente le grand angle pour filmer des passants aller au travail, le cinéaste exprime d'abord bien le sentiment de lourdeur, d'étouffement suscité par la chaleur estivale. Mais en y repensant après coup on peut aussi y voir l'expression d'un Japon traumatisé par la bombe atomique, sans repères, paranoiaque. Enfin, ces passages évoquent l'esthétique néoréaliste, influence déjà présente et bien digérée dans l'Ange Ivre et Chien Enragé. Et c'est cette réutilisation de l'influence néoréaliste qui sera au centre du projet de mise en scène du film. Si l'on retrouve parfois des cadrages porteurs de théatralité caractéristiques de son style, Kurosawa use ainsi de fondus «au rideau» et de mouvements de caméra énergiques qui cherchent à ne pas perdre de vue ses personnages. Mais contrairement aux deux films mentionnés, le montage n'est pas toujours classique: Kurosawa dilate la durée de certaines séquences tandis qu'il en coupe net d'autres comme pour faire ressentir le chaos mental de ses protagonistes, la dislocation du groupe (de travail et familial) engendrée par le combat du vieux patriarche.
Pas étonnant vu que Kurosawa dit avoir ici beaucoup expérimenté, notamment en faisant filmer des mêmes scènes sous des angles différents en même temps. Venons-en désormais au script et à ses limites. Kurosawa reconnait que le script était confus vu que lui et ses coscénaristes avaient commençé à écrire le script comme une satire avant de changer d'avis en cours de route faute d'avoir pu exploiter cet option-là. Et ça se retrouve malheureusement (et heureusement vu que ce côté chaotique, dispersé fait aussi le charme du film) avec un début tentant de rendre compte du traumatisme nucléaire du Japon au travers du patriarche que joue Mifune avant de se demander si c'est la société refusant de l'entendre qui est ou non aussi folle que lui. SPOILERS Et progressivement le film passe d'une dimension politique floue à un récit d'un individu devenant progressivement fou. Le personnage acquiert alors une dimension d'homme assailli de visions noires, d'etre que son entêtement rend fou. Pas étonnant que Kurosawa ait adapté Shakespeare très peu de temps après... FIN SPOILERS
Le film est aussi en partie gâché par la prestation d'un Mifune pas toujours à l'aise dans son personnage de patriarche. Sa transformation physique ne convainc pas et si sa tendance à surjouer a pu dans d'autres films bien s'accomoder au cinéma de Kurosawa elle parait par moments forcée ici. Reste au final un film qu'on oublie pas malgré ses ratés pas négligeables.
Attention, la guerre peut nuire à la santé !!!
Comme quoi, l'abus de mauvaises choses nuit vraiment à la santé. En effet, comme les cigarettes ou l'alcool, la Guerre a des effets secondaires qui peuvent entraîner des problèmes psychologiques ou même la mort indirectement. Le film en lui même n'est pas forcément un chef d'oeuvre dans son scénario ou sa réalisation, mais c'est plutôt le sujet qui prend à la gorge. Surtout dans les temps actuels… Ce pauvre père de famille a tellement été traumatisé par la bombe atomique et en ne voulant que le bien des siens il finit par perdre complètement le sens des réalités et par faire plus de mal que bien.
Des longueurs certaines mais bien meilleur que sa réputation...
Certes AK nous a habitué à mieux (y compris dans ses films "contemporains")mais ce film présente de nombreuses qualités qui, bien qu'inconstantes, auraient mérités plus de considérations que le peu d'estime qui l'auréole.
Il est vrai que la réalisation de celui-ci nous laisse sur notre fin. Non pas qu'elle soit de mauvaise qualité, bien au contraire, mais elle est d'un apparent classicisme qui s'explique par un choix délibéré de s'attarder sur les personnages. Au résultat, et à l'exception de quelques séquences superbes (celle de fin pour n'en citer qu'une), on peut regretter cet immobilisme relatif.
Contrairement à ce qu'on a pu dire, la performance de Mifune est impressionnante car très éloigné de ses rôles habituels ; on retrouve bien cette énergie et cette fougue si caractéristique mais elle est ici totalement écrasée par ce corps étriqué plié sous le poids de son angoisse. Je comprends que certains l'accusent de surjouer devant ses mimiques et regards mais quiconque a déjà observé une véritable peur ne peut plus tenir cette affirmation.
On reproche aussi à ce film de ne pas vraiment expliquer la cause de sa peur, soit de ne pas suffisament développer le sujet du péril atomique. Je pense que cela est une erreur car ce qu'explore vraiment le film est dans le titre, à savoir comment vivre avec elle, et que peu importe sa cause.
J'ai aussi lu ici-même qu'il était dommage de ne pas avoir développé un vrai lien entre les deux personnages mais je pense, une fois encore, que cela aurait été une erreur car il n'y a pas de relation possible entre eux. Tout d'abord il est médiateur et non parti prenant. Et surtout sa sympathie envers Mifune lui vient de sa compréhension envers les causes de sa peur et non de la peur elle-même ; ils ne sont pas du tout sur le même plan... lui croit le comprendre car il lui donne raison d'avoir peur alors que Mifune ne se pose même pas cette question... il cherche juste à se débarasser d'elle par n'importe quel moyen. En effet, si le péril atomique est réel, ce n'est pas au Brésil qu'il en sera protégé mais, en revanche, c'est un cadre de vie dans lequel sa peur ne se manifestera plus. Il y a d'ailleurs une scène que je trouve exemplaire à ce sujet : SPOILER il s'agit de celle où ils se parlent sous le pont après que Mifune vient de perdre son procès. Il lui explique alors que c'est maintenant qu'il n'a plus les moyens de lutter contre sa peur qu'il est rongé par elle... c'est d'ailleurs à partir de ce point qu'il va sombrer de plein pied dans la folie et donc que toute considération sur la cause n'a plus de sens. FIN SPOILER.
J'ajouterai que le regard sur le déroulement des médiations et le système judiciaire est bien plus intéressant que l'apparent manichéïsme que laisse présager le début du film. La famille ne nous devient pas plus sympathique par la suite mais on ne peut que comprendre leur action.
Et à postériori, sachant ce que l'on sait des relations entre AK et son fils (qui vont le pousser à réaliser sa version du roi Lear), cela ne peut pas laisser indifférent d'observer cette situation où un homme est poursuivi en justice par ses enfants.
Ceci étant dit, on ressent certaines longueurs (verbiage pas toujours utile et voix-off explicative définitivement superflue par ex) et faiblesses (des changements de ton pas très clairs comme si il avait du mal à se placer vis-à-vis de son sujet ou changeait d'avis en cours de route) qui gâchent indiscutablement le tout. Vraiment dommage.
Bref, même si je suis le premier à lui reconnaître des défauts inhabituels (Ah cette satanée voix-off) de la part d'AK, je pense tout de même que ce film est mésestimé. Je pense aussi que nombreux font erreur en espérant y trouver un grand message anti-nucléaire alors que l'humanisme d'AK s'exprime en développant les conséquences de la peur sur la victime et son entourage.
How I stopped worrying and love the bomb
"Vivre dans la peur" a été réalisé pile poil dix ans après les ravages de la bombe atomique sur le Japon (bien que la peur demeure vivace dans l'esprit des gens) et avant l'avènement de la Guerre Froide; tout juste y a-t-il encore eu l'irradiation d'un pêcheur au large de l'atoll de Bikini après un essai test par les russes pour ressusciter le souvenir des conséquences néfastes de l'arme mortelle.
Kurosawa en cherche pas tant à dénoncer les méfaits de l'arme, ni à chercher des solutions au problème politique, plutôt qu'à réaliser une satire sur le sujet. Il est du moins aussi choqué que ses concitoyens par l'épisode fatal, mais il préfère ironiser sur la situation, plutôt que de s'en préoccuper. Ses futurs "Rêves" et "Rhapsodie" traiteront une nouvelle fois de l'arme, et de ses ravages plus néfastes sur l'homme et son environnement.
L'insuccès du film résulte en l'indécision du ton à adapter; et dans cela, Kurosawa réitère son erreur auparavant commise sur "Scandale": il change de registre en cours de route, délaissant (ou n'osant approfondir suffisamment) le ton satirique pour basculer dans une œuvre plus mélodramatique. Non seulement, le mélange des genres ne prend pas, mais la plus classique intrigue par la suite déçoit, notamment par le cabotinage de Mifune, qui rend un réel attachement à son personnage impossible – et laisse donc le spectateur de marbre, alors même que Kurosawa cherche à en faire un être à pleurer. L'intrigue ne ressemble plus guère qu'à une série de vignettes collées les unes aux autres et rate totalement sa cible première.
A noter, que sur ce film Kurosawa institutionnalise son futur procédé de tourner systématiquement à plusieurs caméras (il ne l'avait fait que pour l'épique séquence finale de son précédent "Sept Samouraïs" pour filmer une seule et même action sous différents angles dans la continuité et que l'absence totale de musique est due à la soudaine disparition de son compositeur attitré et ami personnel Fumio Hayasaka, emporté par la tuberculose. Le disciple de ce dernier, Sato Masaru, va reprendre des bouts de compositions pour les enregistrer et mettre à disposition pour ce film; mais il est certain, que cette tragédie aura également contribué à affecter l'humour premier du film pour le mener vers le côté plus mélodramatique.
Ca ne décolle jamais
Le film est fidèle à sa réputation, qui n'est pas fameuse... On s'interroge pendant tout le film sur les raisons qui expliquent la paranoïa atomique du vieillard ; on attend (en vain) qu'une relation se noue entre le médiateur du tribunal des affaires familiales et son inconfortable client ; on aspire à ce que le personnage principal prenne petit à petit une envergure King Lear-ienne, si j'ose dire... mais le film retombe comme un soufflet.
Au positif, il faut quand même noter la forte composition de Mifune (trente ans avant, on croirait voir Nakadai dans Ran), la science de la caméra de AK dans la description de la turbulente famille du vieillard (il met 15 personnages dans une chambre de 20 m2 et arrive à faire des panoramiques...) et le beau plan final qui, enfin, nous fait approcher la folie du personnage principal.
Pour les acteurs
Ce n'est pas un grand film, mais quand même un peu angoissant, et puis Mifune est d'autant plus extraordinaire que pour une fois il ne tire pas la couverture à lui.