Florine | 4.5 | Rêve singapourien joyeusement mis en pièces |
Singapour, le pays le plus propre et le mieux organisé du monde, Singapour où l'on enregistre un meurtre tous les vingt-cinq ans en moyenne, est le théâtre d'aventures aussi pitoyables qu'hilarantes dans le second film des satiristes Colin GOH et Yenyen WOO, Singapore Dreaming.
C'est une comédie familiale et sociale qui met en pièces le mythe des 5C (Cash, Credit-Card, Car, Condominium et Country-Club) à travers la mise en scène d'une famille ordinaire. Le rythme est enlevé, les changements de scènes soutenus par des alternances linguistiques qui contribuent au charme - passages des dialectes au mandarin et à l'anglais mâtiné de chinois, ou "singlish" (les deux réalisateurs ont d'ailleurs rédigé un dictionnaire de "Singlish", voir leur site). Ce qui est au cause ici c'est la rigidité et l'aspect normé des idéaux qui animent les personnages, et notamment le père, qui déteint sur toute sa famille. La fascination pour l'argent, en premier lieu, et pour le pouvoir qu'il procure, mais aussi pour les diplômes qui sont supposés en garantir l'accès. Pour la fiancée, c'est le rêve d'une famille pour album photo qui domine : elle passe son temps à prendre des photos avec son téléphone portable, à les poster sur son blog, les coller soigneusement sur un album cartonné qu'il ne lui restera qu'à brûler une fois le rêve brisé. Sont dénoncés également les tares sociales qui ne sont évidemment pas spécifiques à la société singapourienne : la violence des rapports hommes/femmes et patrons/employés dans l'entreprise ainsi que dans la famille.
C'est la scène de l'enterrement, étirée par le montage qui l'entrecoupe de tranches de vie des autres personnages, qui cristallise toutes les tensions, les rêves, leur cassure et leur vanité. Un oncle lance d'ailleurs en guise de blague : "Cash, Credit-Card, Car, Condominium et Country-Club - savez-vous ce qu'est le 6ème "C" ? - ... - Coffin (cercueil) bien sûr !" Si l'enterrement est si parlant dans le film c'est qu'il s'agit du rite taoïste, qui veut qu'on enterre le mort avec les objets qui lui sont chers. Ainsi le cadavre du millionnaire est-il entouré d'une magnifique voiture en carton, de la maison de ses rêves, etc., jusqu'à ce qu'arrive un agent des pompes funèbres : "Et la piscine, je la mets où ?"...
Les acteurs sont tous excellents, Serene CHEN en fiancée flouée mais dévouée, YEO YannYann en fille frustrée et femme frustrée, humilée par son patron et se vengeant sur son mari, Richard LOW le père pauvre, riche puis mort, LIM Cheng Peng la mère moins idiote qu'elle en a l'air et DICK Su le fils prodigue. Les réalisateurs précisent malicieusement qu'ils ont fait exprès de donner ce mauvais rôle un peu humiliant à DICK Su qui joue d'habitude les flics à gros bras dans les téléfilms singapouriens.
WOO et GOH se plaisent à insister sur l'inspiration réaliste de leur comédie : il paraît même qu'ils ont dû édulcorer un peu la réalité, le fils deshérité qui les a inspirés n'a reçu qu'un dollar, alors que dans le film, il en reçoit mille. En fait, le film porte bien plus loin que Singapour, il se moque de toutes les rigidités sociales, en premier chef du dogme de la réussite - et peut se voir au finale comme un éloge de l'échec, du ratage, de la faiblesse, bref, de l'humanité.